UNE enceinte municipale coincée entre un bout d'autoroute et une zone industrielle, balayée par un vent matinal, perturbée par le fracas des camions qui tranchent l'horizon bruyamment, à deux pas derrière les grillages. Tout à côté, un chemin de graviers humides que des flaques d'eau recouvrent largement. Et de la boue, grasse, collante, que les joueurs ont du mal à décrocher de leurs crampons avant de pénétrer dans des vestiaires aux portes boisées, bancales. « Dans quelques années, vous ne reconnaîtrez plus rien ! » Il le dit en rigolant, comme une prédiction jetée en l'air, hors du temps. Mais Dominique Rocheteau veut y croire et voit déjà le futur Centre de formation dont il rêve. Le manager général a gardé ses petites chaussures noires et serre les mains. Fin d'entraînement. Personne à l'horizon, pas de supporters, aucun curieux. Pas de méprise : le Saint-Denis-Saint-Leu FC reste jusqu'à nouvel ordre le club d'une petite ville, ou plutôt d'un village. Celui de Saint-Leu-la-Forêt.
Le 31 mai dernier, les licenciés du club val-d'oisien réunis en assemblée générale ont donc décidé (125 voix pour, 7 contre) le principe de l'alliance footballistique entre Saint-Leu et Saint-Denis. Le but officiel ? Construire un grand club du nord parisien et, dès une éventuelle accession en D2, jouer au Stade de France. Drôle d'aventure en vérité, née de fiançailles (démocratiquement) manquées entre Aubervilliers et la ville de Saint-Denis. Depuis, les événements se sont précipités. Du président Treccani à Fabrice Picot (le « recruteur » officiel du club et un peu plus), en passant par l'entraîneur-chef Didier Notheaux et Dominique Rocheteau, les acteurs tentent de tenir tous les bouts à la fois. Ne pas jeter le passé d'un club - le Saint-Leu VO 95 - encore présent dans les têtes locales. Ne pas arracher ces racines fragiles.
Tous se sont lancés dans un projet aussi dingue que séduisant : faire d'une sympathique formation de National 1, à 700 spectateurs de moyenne, le « grand club banlieusard à vocation européenne » (comme le dit Notheaux) capable en cinq ans, et peut-être même moins, de garnir les tribunes du Stade de France et ses 80.000 places. « Je n'aime pas les projets à long terme, mais s'il n'y en avait pas eu, croyez-vous que je serais là ? » Didier Notheaux, moustaches aux aguets, grille une clope. Claquettes aux pieds. Chaussettes trouées. Le célèbre entraîneur en a vu d'autres, depuis quinze ans qu'il écume les terrains de D1 ou de D2. Forte personnalité aux passages toujours explosifs, que ce soit au Havre, à Mulhouse, à Rennes ou à Sochaux encore l'an dernier, il fallait bien sûr du solide pour séduire l'homme - et pas seulement le technicien reconnu.
Notheaux sait jusqu'où peuvent aller ses espérances - bloquées pour l'heure à hauteur des 12/16 millions de francs du budget actuel. Si le doute s'était installé en début de saison après quelques mauvais résultats et une histoire rocambolesque en Coupe de France (1), une certaine sérénité habite désormais les « Dionypiens »
(sic)
(2). Du moins ceux qui gravitent à l'intérieur des structures installées dans cette bourgade de 13.000 habitants, soit la population de la seule cité du Franc-Moisin, à Saint-Denis, à deux pas du Grand Stade. Les supporters « historiques » de Saint-Leu voient les choses un peu différemment et c'était fatal. D'abord il y a le discours de raison : « Avec un budget d'un peu plus de 4 millions de francs, comme la saison dernière, le club aurait de toute façon eu du mal à se maintenir dans la future division 3, alors il fallait bien que quelque chose se passe », raconte par exemple Alain Savarit, l'un des responsables du bureau des « Schtroumpfporters », l'association des supporters locaux (rapport aux couleurs). Et puis il y a le discours plus critique : « On ne peut pas faire une OPA sur un club sans qu'il y ait des problèmes, sans briser tout ce qu'on avait construit avant », précise pour sa part Maurice Soyez, soixante-dix ans, président d'une des associations, qui prévient que « trente abonnés n'ont pas repris leur carte cette saison », une situation « préoccupante ».
Entre ces deux tendances, entre ceux qui refuseront un jour de quitter leur stade municipal pour encourager l'équipe et ceux qui ne voient que du bon à une évolution grandeur nature, peut-il y avoir de la place ? « Oui, car nous nous appuyons justement sur des bases solides... sans toutefois nous faire d'illusions », pense l'entraîneur adjoint Charly Jean (voir ci-contre), présent à Saint-Leu depuis 1989. A ses côtés, les mains dans les poches, Patrice Lima, vingt-sept ans, blessé actuellement, est depuis deux saisons à Saint-Leu. Lui aussi a un regard froid. « Il y a dix ans, j'étais jeune joueur au Centre de formation du Matra-Racing et j'ai vu, à l'époque, ce qu'il ne fallait pas faire, se souvient-il. C'est-à-dire mettre du fric et puis c'est tout ! Derrière le carnet de chèques, il n'y avait rien, aucune culture locale, aucun projet de fond. Et lorsque l'équipe première jouait au Parc des Princes, c'était pitoyable de voir ça, si peu de monde... »
Patrice Lima voit ici les « choses différemment » et la seule présence de Dominique Rocheteau est pour lui une « caution morale ». L'an dernier, il évoluait en N1 sans autre souci que le maintien et une bonne petite place de titulaire, déjà difficile à assurer. Cette année, le joueur a été conservé malgré le renfort de neuf joueurs d'expérience venant de D1 ou de D2, des artistes du ballon tel Joël Tiehi ou Yvan Lebourgeois. Mais les structures comme les ambitions ont modifié les comportements et, depuis, les uns et les autres ont tendance à arrondir les angles. « Bien sûr, c'est plus professionnel, dit Patrice. Avec Notheaux et Rocheteau, c'est du sérieux ! Ici, à la base, c'est un club familial, très familial même. Le samedi, les gens viennent avec les gosses, bouffent des gâteaux, c'est quasi champêtre ! Alors, forcément, ça fait du changement ! De l'équipe de l'an dernier, il ne reste que huit joueurs dans l'effectif. Je sais pour ma part que, bientôt, plus rien ne sera pareil. »
Les jours de match, les « Fiers d'être saint-loupiens » ont peu à peu cédé la place à des « A-lleezz Saint-Denis, Saint-Leu ! » hésitants. Le club est-il prêt à la cohabitation ? « Les deux villes sont à la fois proches géographiquement et très éloignés culturellement », affirme Didier Notheaux qui imagine « avec enthousiasme », pour « donner une nouvelle image du football », la future entente entre « les familles des petits pavillons de Saint-Leu et les jeunes des cités de la Seine-Saint-Denis ». Pour l'instant, l'histoire se joue entre un bout d'autoroute et une zone industrielle.
(1) Le SDSL est actuellement deuxième du groupe A de la N1, à un point d'Angers où il jouera ce week-end dans un match au sommet (seul le premier du groupe accédera directement à la D2). Pour le compte du cinquième tour de la Coupe de France, le 26 octobre à Brévannes, les Franciliens avaient été éliminés sans jouer : un dirigeant du club avait oublié les licences...
(2) Contraction un peu barbare entre Dionysien, habitant de Saint-Denis, et Saint-Loupien, habitant de Saint-Leu.
JEAN-EMMANUEL DUCOIN