Respect - le 14/06/2007
"Le respect n'est pas dû, il se mérite."
" The respect is not due, we have to deserve it . "
Pour une économie du respect
L'entreprise type d'aujourd'hui, c'est l'entreprise de service (plus de 75 % de l'emploi) où les personnes réalisent un travail de bureau. Les fonctions de la première ligne et du "back-office" s'enrichissant, il faut les faire tenir par des cadres dont le titre ne correspond plus à une fonction d'encadrement mais à un niveau de compétence.
La sociologie de nos entreprises se focalise ainsi sur une seule classe moyenne : tout le monde mange à la même cantine, se gare dans le même parking, s'habille de façon semblable, dispose du même ordinateur en réseau ; dans les locaux paysagés, le bureau du directeur ne se distingue des autres (et encore pas toujours) que par sa couleur. Certes, ce n'est pas une sociologie égalitaire : tout le monde n'a pas accès aux stock-options, les salaires sont inégaux, les pouvoirs de décision aussi. Certes, certaines entreprises croient encore pouvoir faire tenir la première ligne par des personnes mal payées au fort "turn-over" (quand comprendra-t-on le rôle des centres d'appels ?). Mais la frontière sociale entre cols bleus et cols blancs, qui se voyait naguère à l'habillement, la coiffure, la peau des mains, l'état de santé, pour ne pas parler du vélo de l'un et de l'automobile de l'autre, ne se retrouve plus dans les entreprises de service modernes.
La diversification des tâches fait cependant contraste avec l'uniformisation des apparences. La sécurité des systèmes d'information, à elle seule, nécessite plusieurs spécialités dont chacune suppose un travail à plein temps. Par ailleurs l'automatisation, en apportant assistance aux fonctions de première ligne ou de back-office, dégage l'exécutant des fonctions routinières et lui permet de se consacrer aux tâches supposant décision, esprit de synthèse et esprit de responsabilité. Nos entreprises ont donc recours à des compétences spécialisées et diversifiées, dans les tâches de conception comme dans les tâches d'exploitation. Or des personnes compétentes ne peuvent travailler de façon efficace que si elles sont insérées dans une organisation de qualité, qui leur permet de se faire comprendre.
A quoi servirait en effet l'expert, si ce qu'il dit restait lettre morte parce que les décideurs ne comprendraient ni son langage, ni son raisonnement ? L'entreprise ne peut former et conserver des personnes compétentes que si elle les respecte, des spécialistes ne peuvent coopérer que s'ils respectent les autres spécialités. Le respect, en pratique, ce n'est rien d'autre que d'écouter celui qui parle en s'efforçant sincèrement de comprendre ce qu'il veut dire (l'expression " celui qui parle " doit s'entendre au sens large : l'être humain " parle " autant par les gestes, la mimique, les écrits, que par le langage articulé).
On manque de respect à quelqu'un lorsqu'on refuse de l'écouter parce qu'on le juge immature ou stupide, parce qu'on le classe dans une catégorie avec laquelle on croit inutile ou impossible de communiquer. Certes, en principe, nous avons tous de bons sentiments et bonne conscience, nous ne méprisons personne, nous sommes toute générosité : il est bien connu que personne n'est raciste en principe. Mais nous cessons souvent d'écouter, nous coupons la parole, et notre pratique est beaucoup moins respectueuse que notre théorie. Soyons lucides : il nous arrive plusieurs fois par jour de manquer de respect à quelqu'un. La pratique du respect n'est ni facile, ni spontanée.
Dans certaines organisations hiérarchiques, la personne au sommet exige une obéissance automatique. Elle croit être respectée alors qu'elle se soustrait au commerce de la considération. Certaines attitudes " respectueuses " équivalent pourtant à la pire des insultes puisqu'elles nient la possibilité du dialogue. Certaines religions érigent leur Dieu à une telle distance qu'aucun dialogue avec Lui ne serait possible : ce Dieu, qu'elles croient respecter, elles en font une idole, c'est-à-dire une chose.
Puisque nous sommes arrivés sur le terrain de la théologie, notons que l'injonction évangélique " aimez-vous les uns les autres " résulte d'une cascade des traductions - de l'araméen au grec, du grec au latin, du latin au français. L'araméen étant d'une riche polysémie, on aurait pu aussi bien le traduire par " respectez-vous les uns les autres ". Cela aurait évité les connotations émotionnelles, voire sensuelles, qui parasitent le message.
Ces derniers jours, deux livres ont fait parler d'eux :. Bien qu'ils portent sur des sujets différents, ils incitent tous deux à se poser la même question : quelle est la norme des rapports entre êtres humains ? De quoi avons-nous besoin dans notre vie relationnelle : d'amour ou de respect ? L'amour est fusionnel et intime. Entre amants, il suscite ces tendres échanges où se fondent le temps et l'espace : "Jours devenus moments, moments filés de soie", dit La Fontaine. Fallait-il faire de cette exception précieuse la norme des rapports humains ? C'était placer trop haut l'exigence, car personne ne peut aimer tout le monde. Par contre chacun peut respecter l'être humain présent en chaque autre. L'injonction du respect, plus réaliste que celle de l'amour, est également plus saine. Elle s'impose dans les relations professionnelles.
Michel Volle
Les Écritures nous ont transmis un précepte essentiel : « aimez-vous les uns les autres ». On aurait pu traduire l'original araméen par « respectez-vous les uns les autres », le respect consistant à reconnaître en l'autre cette même humanité qui réside en soi. Les êtres humains ont en effet besoin de respect plus que d'amour ; ou, pour être précis, ils ont besoin d'amour dans le cercle de leurs relations affectives et de respect dans toutes leurs autres relations ; et dans le cercle des relations affectives, l'amour doit encore se subordonner au respect. Supposez en effet que tout le monde vous aime, que tout le monde ait besoin de votre parole, de votre présence, de votre contact : votre vie serait impossible ! Il n'en sera pas de même si tout le monde vous respecte ; et l'amour, qui vise à fusionner deux personnalités, n'est vivable que s'il se fonde avec délicatesse sur le respect mutuel. Reconnaître l'humanité en l'autre, c'est lui accorder son attention en faisant l'effort de surmonter les différences individuelles et culturelles qui nous séparent de lui ; c'est en pratique l'écouter en s'efforçant sincèrement de comprendre ce qu'il veut dire. Le précepte « respectez-vous les uns les autres » est épuré du sentimentalisme qui pollue « aimez-vous les uns les autres ». Une relation mutuellement respectueuse, attentive, délicate, implique le respect de soi-même : être écouté avec attention par quelqu'un que je respecte me confère responsabilité et dignité ; je ne peux pas penser, dire ni faire n'importe quoi parce que ma pensée, ma parole, mon action ont un effet sur le monde. Le respect est aux antipodes de l'obéissance passive, de l'approbation inconditionnelle, de la complaisance qui sont des formes paradoxales de mépris : elles ne considèrent pas l'autre comme un être humain, mais comme une machine ou une force à laquelle on se soumet. Il est possible de respecter le criminel sans complaisance envers son crime. On peut, on doit respecter celui auquel on s'affronte, on doit respecter l'ennemi que l'on combat. C'est même une condition de la victoire : on ne peut construire de paix durable qu'avec un ennemi que l'on a compris et qui se sent compris. Les matamores qui croient vaincre en écrasant un ennemi qu'ils méprisent se préparent de difficiles lendemains. La magnanimité du vainqueur est une des conditions de la victoire effective et de la paix durable. Le respect interdit de considérer l'autre, l'étranger, l'ennemi, le criminel, comme s'il n'appartenait pas à l'espèce humaine. Il implique de maîtriser l'emploi de la force. On doit s'interdire de tuer ou de martyriser le prisonnier de guerre ; la privation de liberté infligée au prisonnier de droit commun ne doit pas s'accompagner de brimades ni d'humiliations ; au lendemain de la victoire il faut offrir un partenariat équitable à l'ennemi vaincu. Dans l'entreprise d'aujourd'hui les compétences se subdivisent en spécialités. Or la coopération de diverses spécialités implique que les spécialistes sachent s'écouter et se comprendre, ce qui suppose le respect mutuel. Le corporatisme défensif, forme professionnelle du sectarisme, s'oppose au professionnalisme. Plusieurs voies convergentes mènent ainsi à la même exigence du respect de l'autre : la morale y incite comme l'efficacité. C'est la notion fondamentale sur laquelle s'édifie l'ensemble des valeurs. Le respect s'étend, par delà l'humanité, aux êtres vivants auxquels nous relie un cousinage génétique et une communauté de destin – car, tout comme nous, ils naissent, se reproduisent et meurent. Elle s'étend aussi à la nature minérale d'où la vie est issue, dans laquelle nous vivons et dont nous faisons partie. Les confucéens ont voulu considérer l'homme, la société, l'organisation ; ils ont estimé que s'intéresser à la nature physique était une perte de temps. Le confucianisme n'est donc pas scientifique, dit Needham, même s'il comporte des raisonnements déliés et s'il est efficace dans sa sphère. Le confucianisme, en se détournant de la nature physique, n'a pas étendu jusqu'à elle le respect qu'il accorde à l'humain, n'a pas tiré les conséquences du fait que l'humain est plongé dans cette nature dont d'ailleurs il fait partie. Le respect de la nature, nous y reviendrons, se réalise en pratique dans la démarche scientifique – en prenant ce terme en son sens strict et en le débarrassant de ses connotations sociologiques. Michel Volle
Pratique du respect
Deux livres, une émission
Ces derniers jours, les deux livres les plus vendus étaient "La vie sexuelle de Catherine M.", de Catherine Millet et "Services spéciaux Algérie 1955-1957" du général Aussaresses. J'ai lu les extraits publiés par la presse et les déclarations des auteurs ; l'opinion que je m'en suis faite m'a ôté l'envie de les lire. Ainsi, et par exception, ce n'est pas des livres eux-mêmes que je parle ici, mais de ces extraits et déclarations.
Mme Millet dit "je baise comme je respire". Si c'était vrai, ce serait dommage pour elle car son expérience serait bien lacunaire. Ayant pris le parti de la banalisation, elle écrit des comptes rendus d'un réalisme clinique. Mais en matière d'érotisme seule joue la suggestion. Ce qui est dit ou montré perd forme et substance, comme ces poissons des profondeurs qui éclatent quand on les monte à la surface. Le film le plus érotique que j'aie vu est "Le bel âge", de Pierre Kast, où la sensualité est purement allusive. Les exhibitions génitales fatiguent la sensation et laissent froid.
Le général Aussaresses dit n'avoir ressenti aucune émotion lorsqu'il martyrisait des prisonniers. Je reconstitue ici son raisonnement : "Comme je suis quelqu'un de bien, je sentirais une émotion si je faisais quelque chose de mal. Or je n'ai rien ressenti lorsque je torturais. Donc la torture n'est pas un mal. D'ailleurs elle est efficace et ceux qui la critiquent sont de belles âmes hypocrites. Les meurtres, ne m'ayant rien fait non plus, relèvent de la même analyse". Cet officier érige donc, comme un enfant gâté, sa réaction émotive en critère moral. Son jugement aurait été plus sûr s'il avait été formé au respect de l'autre, notamment quand l'autre est en position de faiblesse, ce qui est éminemment le cas du prisonnier que l'on tient désarmé entre ses mains. Il existe deux formes de lâcheté : l'une est de manquer de courage devant le danger, elle se corrige par l'entraînement ; l'autre est de maltraiter des personnes sans défense, elle se corrige par la formation morale.
Ces deux auteurs se rejoignent dans l'absence d'émotion conjuguée au besoin irrésistible de dire leur vérité. Or que nous apportent ces "vérités" ? Une question.
Nous sommes formés à croire que la vérité réside dans le compte rendu des faits, compte rendu qui devrait être "objectif", "froid", "clinique". Certes telle chose a eu lieu, telle autre non, c'est la part de vérité que contient un compte rendu. Mais le sens de cette chose, c'est l'ébranlement qu'elle provoque dans l'esprit d'un être humain, la trace qu'elle grave dans sa mémoire. Raconter ou décrire un fait en disant : "il s'est passé ceci et cela, ça ne m'a fait ni chaud ni froid", c'est ne rien dire qui vaille. Se faire gloire de cette impassibilité, et sur des sujets aussi sensibles que la sexualité ou l'attitude envers les personnes sans défense, c'est faire implicitement l'apologie de rapports humains où le respect envers la personne ferait place à l'activité machinale d'une individualité capricieuse.
L'émission "Loft Story" prétend elle aussi présenter une "vérité". Comme elle m'ennuie infiniment, je ne l'ai pas assez regardée pour avoir un avis. J'ignore si les éruptions morales qu'elle occasionne sont signe avant-coureur d'une évolution vers l'esprit de responsabilité ou si elles constituent un règlement de comptes entre générations, déguisé en appel à des principes que l'on ressuscite pour l'occasion.
Michel Volle
Fonder l'humanisme en raison | |
L'humanisme est trop souvent sentimental ; il se dégrade alors en un « humanitarisme » à la générosité purement verbale. Le souci de l'égalité conduit trop souvent à nier, malgré l'évidence, les différences entre les cultures comme entre les personnes. Cependant on peut, si l'on se libère du sentimentalisme et des émotions pour considérer ces deux notions avec la rigueur qu'elles méritent, constater qu'elles se fécondent mutuellement. Pour dire que les êtres humains sont égaux, en effet, il faut dégager ce qu'ils ont en commun. Or c'est très facile à trouver : c'est l'humanité elle-même, que chacun d'entre eux possède en entier et qu'ils partagent tous, de même qu'ils ont tous un égal accès à la nature. Nous ne sommes égaux, convenons en, ni par la maturité, ni par le talent, ni par la science, ni par la force physique ou la beauté ; mais nous sommes tous des êtres humains.
Le respect s'impose comme forme rationnelle du rapport entre les êtres humains. Alors que l'égalité tend à nier ou à niveler les différences, le respect les surmonte sans les supprimer. Il les assume de façon positive : toute différence individuelle ou culturelle manifeste la richesse potentielle de notre humanité. Si nous regardons autour de nous, nous constatons cependant que les personnes les plus admirées et les valeurs les plus recommandées vont au rebours du respect. Napoléon, qui se crut appelé à dominer l'univers, a suscité des admirations et des fidélités innombrables ; Talleyrand qui, au congrès de Vienne, fit en sorte que l'Europe reste en paix pendant cinquante ans, est par contre souvent méprisé. Dans la politique, dans les entreprises, on confond violence et énergie ; les pervers qui prennent plaisir à faire souffrir les autres désirent et obtiennent les fonctions de commandement où leur vice peut s'épanouir ; des polichinelles « religieux » appellent au sacrifice humain et au meurtre. Nous sommes dans une de ces périodes sombres où il faut préserver les semences de sagesse pour qu'elles puissent porter leurs fruits lors de jours meilleurs. Mutatis mutandis, on retrouve aujourd'hui l'ambiance que la France a connue pendant l'occupation allemande : un tunnel long, noir, à la durée indéfinie, à l'atmosphère étouffante, où les rapports humains sont écrasés par la force mécanique que manient des hommes endoctrinés au point d'être eux-mêmes devenus comme des machines. On observera que la doctrine militaire américaine, inspirée de Jomini, réduit le stratège au rôle d'un automate, ou plus exactement de porte-voix de l'ordinateur. Mais un tel stratège sera démuni s'il est confronté à des incertitudes… Si la voie de la paix au Moyen-Orient est claire - c'est celle du respect envers l'autre, condition préliminaire à tout dialogue - il est peu vraisemblable qu'elle soit suivie dans les années qui viennent tant on a été loin dans le mépris, tant sont lourds les comptes à régler. Selon toute vraisemblance le déroulement mécanique des événements et des rapports de force conduit à la catastrophe. La conjonction des pulsions suicidaires et de la puissance des armes rapproche l'échéance de la disparition de notre espèce. La barbarie, déguisée en énergie et en justice, nous adresse ses sourires séducteurs. Nous ne pouvons que faire notre possible, chacun avec ses pauvres moyens, pour nous y opposer en dénonçant les blasphémateurs et en appelant, quelles que soient les fautes commises, au respect mutuel. |
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